59

 

L’épouse du Président entra dans le bureau de son mari au premier étage, l’embrassa sur la joue pour lui souhaiter une bonne nuit puis alla se coucher. Il était installé dans un fauteuil confortable à haut dossier, étudiant une pile de statistiques concernant les plus récentes prévisions économiques. Il prenait un grand nombre de notes sur un bloc jaune, en conservant certaines et jetant les autres dans une corbeille. Après trois heures de travail, il enleva ses lunettes et, fatigué, ferma quelques instants les yeux…

Il ouvre les paupières. Il n’est plus à son bureau de la Maison Blanche mais dans une petite cellule grise sans fenêtre, très haute de plafond.

Il se frotte les yeux, regarde à nouveau.

Il est toujours dans ce cachot, mais maintenant il est assis sur une chaise dure, les chevilles et les poignets entravés.

La panique le gagne. Il appelle sa femme et les agents des Services secrets. Mais ce n’est pas sa voix. Elle est plus grave, rauque.

Une porte dissimulée dans le mur s’ouvre brusquement et un homme au visage étroit et intelligent apparaît. Son regard sombre exprime la surprise. Il tient une seringue à la main.

« Comment allez-vous, aujourd’hui, monsieur le Président ? » demande-t-il fort civilement.

C’est bizarre. Il parle une langue étrangère mais le Président le comprend parfaitement. Puis il s’entend répéter dans un cri :

« Je suis Oscar Belkaya, pas le Président des Etats-Unis. Je suis Oscar… »

II se tait lorsque l’inconnu lui plonge l’aiguille dans le bras.

L’expression de surprise demeure plaquée sur le visage du petit homme. Il fait un signe de tête en direction de la porte. Un autre homme entre, en uniforme de prisonnier, qui pose un magnétophone à cassette sur une table métallique boulonnée au sol, puis le fixe à l’aide de vis.

« Pour que vous ne le jetiez pas par terre comme la dernière fois, monsieur le Président, dit le petit homme. J’espère que cette nouvelle leçon vous intéressera. »

II met l’appareil en route et s’en va.

Le Président s’efforce de chasser ce cauchemar. Pourtant, quelque part, tout lui paraît trop réel. Il sent l’odeur aigre de sa transpiration ; il souffre tandis que les liens trop serrés s’enfoncent dans sa chair ; il entend les murs répercuter l’écho de ses cris de rage. Sa tête s’affale sur sa poitrine et il commence à sangloter tandis que le message, inlassablement, se déroule. Il finit par se calmer un peu. Il relève la tête, lentement, péniblement, et regarde autour de lui.

Il est assis dans son bureau de la Maison Blanche.

 

Le secrétaire d’Etat Douglas Oates prit la communication avec Dan Fawcett sur sa ligne privée.

« Comment se présente la situation ? demanda-t-il sans préambule.

— Critique, répondit Fawcett. Il y a des gardes armés partout. Je n’ai jamais vu autant de troupes depuis la Corée.

— Et le Président ?

— Il crache des directives comme une mitrailleuse. Il n’écoute plus personne, moi compris. Il devient de plus en plus difficile à joindre. Il y a encore deux semaines, il prêtait toute son attention aux opinions de ses collaborateurs, mais maintenant, c’est fini. Ou vous êtes d’accord avec lui, ou vous prenez la porte. Megan Blair et moi sommes les seuls à avoir encore accès à son bureau, mais mes jours sont comptés. De toute façon, j’ai bien l’intention de démissionner avant de couler avec le navire.

— N’en faites rien, répliqua le secrétaire d’Etat, Il est préférable qu’Oscar Lucas et vous demeuriez dans l’entourage du Président. Vous êtes nos seuls liens avec la Maison Blanche.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Je vous l’ai dit, même si je décidais de rester, je ne ferais pas de vieux os. Mon nom va bientôt se retrouver en tête de la liste noire du Président.

— Alors, regagnez ses faveurs, ordonna Oates. Rampez à ses pieds et dites amen à tout. Jouez les godillots et tenez-nous informés de tout ce qu’il fait et prépare. »

Il y eut un long silence.

« D’accord, je vais essayer.

— Et demandez à Lucas de ne pas s’éloigner. Nous allons avoir besoin de lui.

— Je peux savoir ce qui se passe ?

— Pas encore », répliqua sèchement Oates.

Fawcett n’insista pas. Il changea de sujet.

« Vous voulez connaître la dernière idée de génie du Président ?

— Aussi folle que les autres ?

— Pire, Il parle de retirer nos forces de l’O.T.A.N. »

La main du secrétaire d’Etat se crispa sur le téléphone.

« Il faut l’en empêcher », lança-t-il.

Fawcett répliqua d’une voix qui semblait venir de très loin.

« Le Président et moi avons fait un long chemin ensemble, mais dans l’intérêt de la nation, je dois admettre que vous avez raison.

— Tenez-nous au courant. »

Oates raccrocha puis il fit pivoter son fauteuil pour regarder par la fenêtre, perdu dans ses pensées. Le ciel, par cet après-midi estival, était devenu d’un gris de plomb et une petite pluie fine tombait sur Washington.

Il songeait avec une certaine amertume qu’il allait lui falloir un jour ou l’autre assumer la direction du pays. Il n’ignorait pas qu’au cours de ces trente dernières années tous les présidents avaient été salis et calomniés pour des événements échappant à leur contrôle. Eisenhower avait été le seul à quitter la Maison Blanche aussi respecté que lorsqu’il y était entré. Intelligent ou pas, le prochain Président serait à la merci d’une bureaucratie inamovible et de médias de plus en plus hostiles. Et il n’avait nulle envie de devenir la cible de tous les mécontents.

Il fut tiré de sa rêverie par le bourdonnement de son interphone :

« Mr. Brogan et une autre personne désireraient vous voir.

— Faites-les entrer. »

Il se leva pour accueillir Brogan. Ils échangèrent une brève poignée de main et le directeur de la C.I.A. lui présenta l’homme qui l’accompagnait comme le professeur Raymond Edgely.

Le secrétaire d’Etat le catalogua aussitôt. Un universitaire. Sa coupe en brosse démodée et son nœud papillon suggéraient qu’il s’aventurait rarement hors des campus, Il était mince, avec une barbe broussailleuse et d’épais sourcils noirs qui remontaient, lui conférant une expression diabolique.

« Le professeur Edgely est le directeur du projet Sonde, expliqua Brogan. Les recherches dans le domaine du contrôle mental sont effectuées à l’université de Greeley dans le Colorado. »

Oates les invita à prendre place sur un canapé puis il s’installa dans un fauteuil devant une table basse en marbre.

« Je viens de recevoir un appel de Dan Fawcett, fit-il. Le Président a l’intention de retirer nos troupes de l’O.T.A.N.

— Une nouvelle preuve pour étayer notre thèse, déclara Brogan. Une telle décision ne pourrait profiter qu’aux Russes. »

Le secrétaire d’Etat se tourna vers Edgely :

« Martin vous a-t-il fait part des soupçons que nous inspire le comportement du Président ?

— Oui, Mr. Brogan m’a mis au courant.

— Et qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que le Président puisse être mentalement contraint de trahir malgré lui ?

— J’admets volontiers que les actes du Président indiquent un brusque changement de personnalité, mais tant qu’il n’a pas subi un certain nombre de tests, nous ne pouvons absolument pas affirmer que son cerveau a été altéré et qu’il est manipulé.

— Il ne consentira jamais à se faire examiner, dit Brogan.

— Cela pose un problème, fit le professeur.

— Dans l’hypothèse où nous aurions raison, comment le transfert mental se serait-il produit ? demanda Dates.

— La première étape consiste à placer le sujet dans une sorte de caisson d’isolation sensorielle. Au cours de cette phase, on étudie ses schémas cérébraux afin de les analyser et de les traduire dans un langage qui puisse être programmé et déchiffré par un ordinateur. Ensuite, on conçoit un implant, dans ce cas un microprocesseur, contenant les données désirées puis on le greffe par psychochirurgie au cerveau du sujet.

— A vous entendre, c’est aussi banal qu’une opération des amygdales », fit Oates.

Edgely éclata de rire.

« J’ai condensé et simplifié, naturellement. En réalité, tout le processus est d’une incroyable complexité.

— Et après la greffe de l’implant, que se passe-t-il ?

— J’ai oublié de mentionner qu’une partie de cet implant consiste en un minuscule émetteur-récepteur qui opère grâce aux impulsions électriques du cerveau et transmet les schémas de pensée ainsi que d’autres fonctions corporelles à un ordinateur central pouvant très bien se trouver par exemple à Hong Kong.

— Ou à Moscou, ajouta le directeur de la C.I.A.

— Et pourquoi pas ici à Washington, à l’ambassade soviétique comme vous l’avez suggéré ? lui demanda Oates.

— C’est en effet l’hypothèse la plus probable, intervint Edgely. Les techniques de communication permettent certes de relayer ces informations par satellite jusqu’à Moscou, mais si j’étais à la place du docteur Lugovoy, j’installerais mes circuits de contrôle à proximité du sujet pour être en mesure d’observer les résultats directement. Sans oublier que je serais à même de réagir beaucoup plus rapidement en cas d’événements politiques inattendus.

— Lugovoy pourrait-il perdre le contrôle du Président ? demanda Brogan.

— Si le Président cesse de penser et d’agir de lui-même, il se coupe de son monde réel. Et dans ce cas, il n’est pas impossible qu’il échappe aux instructions de Lugovoy ou, au contraire, qu’il les pousse à l’extrême.

— Vous pensez que c’est pour cette raison qu’il cherche à bouleverser tant de choses à la fois ?

— Je ne sais pas, fit Edgely. A première vue, il semble répondre aux injonctions de Lugovoy. Pourtant, je soupçonne que tout n’est pas aussi simple qu’il y paraît.

— Comment cela ?

— Les rapports fournis par les agents de Mr. Brogan en Union soviétique indiquent que Lugovoy s’est livré à des expériences sur des prisonniers politiques, transférant le fluide de leur hippocampe, une structure du lobe limbique du cerveau qui renferme nos souvenirs, sur d’autres sujets.

— Une injection de mémoire, murmura Oates avec épouvante. Le docteur Frankenstein existe donc !

— Le transfert de mémoire est une opération très délicate, poursuivit le professeur. Nul ne peut en prévoir les résultats avec certitude.

— Vous croyez que Lugovoy a tenté cette expérience sur le Président ?

— Je crains bien que oui. Telle que la situation se présente, il a très bien pu programmer un quelconque détenu russe pendant des mois ou même des années avec des pensées définissant la politique soviétique puis les transplanter dans le cerveau du Président afin de renforcer les effets de l’implant.

— Avec des soins appropriés, est-ce que le Président pourrait redevenir normal ? s’inquiéta Oates.

— Vous voulez dire : est-ce que son cerveau pourrait retrouver sa structure passée ?

— Oui. »

Edgely secoua la tête :

« Aucun traitement connu n’est à même de réparer les dommages. Le Président restera toute sa vie hanté par les souvenirs de quelqu’un d’autre.

— On ne pourrait pas extraire le fluide de son hippocampe ?

— Je vois où vous voulez en venir. Mais en extirpant les pensées étrangères, nous effacerions dans le même temps les propres souvenirs du Président. Je suis navré, mais son comportement a été irrévocablement modifié.

— Il faudrait donc le contraindre à quitter ses fonctions… pour toujours.

— C’est ce que je recommanderais », répondit sans hésiter le professeur Edgely.

Le secrétaire d’Etat se radossa dans son fauteuil et se croisa les mains derrière la nuque.

« Merci, professeur, fit-il. Vous avez renforcé notre résolution.

— Il paraît que personne ne peut franchir le portail de la Maison Blanche.

— Si les Russes ont réussi à l’enlever, je ne vois aucune raison pour que nous ne puissions pas le faire aussi, affirma Brogan. Mais il faudrait d’abord le couper de Lugovoy.

— Puis-je émettre une suggestion ?

— Je vous en prie, professeur.

— Plutôt que d’interrompre les signaux de son cerveau, pourquoi ne pas nous brancher sur leur fréquence ?

— Dans quel but ?

— Mon équipe et moi pourrions les analyser. Et, avec des données suffisantes, disons recueillies sur une période de quarante-huit heures, nos ordinateurs pourraient très bien se substituer au cerveau du Président.

— Et communiquer de fausses informations aux Russes ! s’exclama Brogan qui avait aussitôt compris.

— Parfaitement, approuva Edgely. Dans la mesure où ils ont toutes les raisons de croire à la validité des informations fournies par le Président, les Services de renseignements soviétiques se laisseront abuser sans problème.

— Cette idée me séduit beaucoup, déclara le secrétaire d’Etat. La seule question, c’est de voir si nous pouvons nous permettre ces quarante-huit heures supplémentaires. Dieu sait quelle nouvelle folie le Président pourrait commettre durant ce laps de temps.

— Le jeu en vaut la chandelle », affirma tranquillement Brogan.

On frappa à la porte et la secrétaire d’Oates passa la tête par l’entrebâillement :

« Désolée de vous interrompre, monsieur le secrétaire, mais il y a un appel urgent pour Mr. Brogan. »

Le directeur de la C.I.A. se leva et alla prendre la communication sur le bureau.

Il écouta pendant près d’une minute sans parler puis il raccrocha et se tourna vers Oates.

« Le président de la Chambre, Alan Moran, est vivant, Il se trouve actuellement à notre base navale de Guantanamo à Cuba, déclara-t-il lentement.

— Et Margolin ?

— Pas de nouvelles.

— Larimer ?

— Le sénateur Larimer est mort.

— Oh ! mon Dieu ! gémit le secrétaire d’Etat. Cela signifie que Moran va être le prochain Président des Etats-Unis. Je ne connais personne qui soit plus indigne que lui de cette fonction.

— Une canaille à la Maison Blanche, fit Brogan. Nous ne pouvions imaginer pire. »

 

Panique à la Maison-Blanche
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